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Sur le culte moderne des dieux faitiches – Iconoclash

Avec la notion de faitiche, Bruno Latour montre qu’il est possible de respecter les sciences sans avoir à les opposer aux délires de la subjectivité. Avec la notion d’iconoclash, il propose de suspendre le geste critique pour en étudier l’impact. Grâce à ces bricolages conceptuels, il devient possible de prendre pour objet d’étude deux des principales ressources que les modernes ont mis en œuvre pour se distinguer des autres : la critique de la croyance et la croyance en la critique.

Extraits

Parce qu’elle sert justement à compléter les avantages de la pratique par ceux de la théorie. Le double répertoire des modernes n’est pas à découvrir dans leur distinction des faits et des fétiches, mais dans la seconde distinction, plus subtile, entre la séparation des faits et des fétiches qu’ils font en théorie, d’une part, et le passage de la pratique qui en diffère totalement, d’autre part. La notion de croyance prend alors un autre sens : c’est ce qui permet de tenir à distance la forme de vie pratique – où l’on fait-faire – et les formes de vie théoriques – où l’on doit choisir entre faits et fétiches. C’est le moyen de purifier indéfiniment la théorie sans risquer pourtant les conséquences de cette purification.

La pratique, c’est la sagesse dissimulée de la passe qui s’obstine à dire (mais comme elle ne peut plus le dire, elle se contente justement de le faire, de le murmurer à mi-voix) que construction et réalité sont synonymes. Bien étrange clandestinité, dira-t-on, puisqu’elle est aussi, dans l’expérience commune, un secret de polichinelle avoué de mille façons et selon mille canaux. Oui, mais la théorie continue, et pour de très bonnes raisons qu’il nous faut maintenant saisir, de ne pas prendre au sérieux ces multiples aveux. Nous appellerons maintenant croyance l’opération qui permet de tenir une théorie officielle à la plus grande distance possible d’une pratique officieuse, sans aucun rapport entre les deux si ce n’est justement cette attention passionnée, anxieuse, méticuleuse, pour maintenir la séparation. Nous appellerons agnosticisme la description anthropologique de cette opération.

Partout où les modernes doivent à la fois construire et se faire prendre par ce qui les emporte, sur les places publiques, dans les laboratoires, dans les églises, les tribunaux, les supermarchés, les asiles, les ateliers d’artiste, les usines, les chambres à coucher, il faut imaginer que sont dressés de tels faitiches, comme autrefois les crucifix ou les statues des empereurs. Mais tous – comme les Hermès castrés par Alcibiade – sont brisés, rompus à coups de marteau par une pensée critique, dont l’histoire longue nous ramènerait aux Grecs rompant avec les idoles de la Caverne mais dressant les Idées ; aux juifs briseurs de Veau d’Or mais constructeurs du Temple ; aux chrétiens brûlant les statues païennes mais peignant les icônes ; aux protestants badigeonnant les fresques à la chaux mais dressant sur la chaire le texte véridique de la Bible ; aux révolutionnaires renversant les Anciens Régimes et fondant un culte à la déesse Raison ; aux philosophes au marteau, auscultant le vide caverneux de toutes les statues de tous les cultes, mais redressant les anciens dieux païens de la volonté de puissance. Comme on le voit dans les deux Saint Sébastien de Mantegna, à Vienne ou au Louvre, les modernes ne peuvent remplacer les idoles anciennes qui gisent brisées à leurs pieds que par une autre statue, pierreuse elle aussi, elle aussi sur un piédestal, mais elle aussi brisée par le martyr, percée de flèches, aussitôt détruite. À fétiche, fétiche et demi.

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