Observation et répétition
Tout commence par l’observation et la répétition. L’apprenant se rend d’abord disponible. Il se vide en fait du trop plein de lui-même pour accueillir l’autre. Ensuite, il s’oublie pour suivre le modèle. Dans un premier temps, le débutant copie la forme extérieure. Exécuter ce travail requiert d’ailleurs de l’attention, de la vigilance. Ce surplus attentionnel se transforme rapidement en éveil de la perception.
Cette attention au ressenti amène à la découverte de l’unicité de chaque mouvement. Cette phase se caractérise en outre par une appropriation personnelle de la part de l’élève. La prise de conscience transforme donc le statut de la répétition. Elle libère le pouvoir d’agir. Instance aliénante de nos sociétés mécanistes, la répétition, en nous connectant à l’organique vital, devient libératrice. D’objet réifié par notre société comptable, elle nous nous transforme ainsi en sujets.
Des formes extérieures à l’esprit de la forme
La répétition use les résistances, défait les barrages. Expérimentation, elle devient mise à l’épreuve du geste et de soi-même. Elle permet dans un premier temps la conformité aux formes extérieures. Les multiples réitérations des mêmes gestes conduisent à l’imitation de la dynamique intérieure. Elles nous dévoilent le moule, nous emmènent de la forme formée à la forme formante.
Ici encore, l’aspect paradoxal constitutif du tai chi se manifeste : c’est en se voulant semblable au modèle que l’on s’en distingue. La personne imitée doit autoriser, encourager la transgression. Ce n’est pas en singeant le maître que l’on acquiert la maîtrise. Le tai chi chuan n’est pas une collection de techniques, mais une voie d’accès à un autre mode de perception. L’élève doué tente de saisir l’esprit derrière le geste. Le vrai maître l’accompagne dans cette démarche. Néanmoins, leurs points de départ sont inverses. L’élève part de la posture corporelle. Le maître, quant à lui, part de l’esprit pour percevoir et préciser les exigences corporelles qu’il requiert de la part de l’élève.
Favoriser les passages
Quand le pratiquant commence-t-il à saisir l’essentiel, à habiter son geste?
L’inspiration survient à l’issue d’une décantation progressive et parfois brusque. À des progrès quantitatifs succèdent des sauts qualitatifs. De nombreux moments de grâce fugitifs surviennent avant de pouvoir s’installer de manière plus continue dans ce nouveau mode de perception. La porte de ce passage n’est pas gardée par la déesse de la science mais par celle des mystères.
Le maître, comme la sage-femme, ne peut que mettre en oeuvre les conditions les plus favorables pour que les choses se fassent. Dans le non-agir, summum de l’action, l’un et l’autre accompagnent les passages. La compétence technique se met au service du naturel et invalide ainsi l’artificielle frontière établie entre nature et culture. Toute la technicité du tai chi chuan ne vise en fait qu’à supprimer les obstacles pour que l’énergie, le flux de la vie puissent circuler.
Le maître, comme le professeur enseigne des codes gestuels. Sa compétence propre supplémentaire consiste en cette aptitude à déceler les blocages. Son savoir-faire consiste à faire connaître à l’élève les moyens d’accéder à l’expérience pneumatique, à lui indiquer comment incarner l’esprit dans la forme.
En conclusion, on peut dire que le geste vraiment transmis, c’est-à-dire approprié, n’est plus tout à fait le même geste. Geste vivant, il contribue à faire vivre le tai chi chuan.
Édito revu Espace Taiji n° 76
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