Praticien-chercheur : quel intérêt ?
Recherche d’unité
Dans notre monde contemporain, tout va de plus en plus vite, les sollicitations sont de plus en plus nombreuses. Nous éprouvons constamment la sensation d’éclatement. Nous aspirons donc à retrouver une certaine unité. Après quelques tentatives infructueuses de réorganisation de l’extérieur, nous comprenons que c’est en fait de l’intérieur que nous devons agir.
Le taijiquan est l’une des voies. En effet, la posture wuji nous met en contact avec nos forces chaotiques. Tout le travail consiste alors à ordonnancer ces énergies primordiales dispersées pour laisser émerger le taiji/l’unité. Cette unité n’est pas statique, mais dynamique. Toutes les formes commencent par un mouvement de montée et de descente. L’énergie part des pieds, traverse le corps jusqu’au sommet de la tête puis redescend. Nous appelons ce mouvement « ouverture du taiji » ou « réunir la terre et le ciel ». Nous sommes sensés redevenir un trait d’union entre le ciel et la terre.
Réunir les pôles
C’est sans doute ce qui m’a attiré dans le taijiquan : ce désir de réunir ce qui est séparé et cette façon d’oeuvrer inlassablement par petites touches à rendre complémentaire ce qui est opposé.
Il y a près de trente ans, j’ai dû emprunter des sentiers pour voyager entre l’Extrême-Orient et l’Occident. Aujourd’hui, les autoroutes reliant ces deux pôles sont multiples. À la même époque, oser rapprocher sciences et traditions relevait du sacrilège. De nos jours, ces rapprochements deviennent à la mode.
Certes, les cours de taijiquan et de qi gong se multiplient ainsi que les recherches à leur sujet. L’unité du corps et de l’esprit est systématiquement revendiquée. Cependant, il faut choisir son camp : on est praticien ou on est chercheur. On peut à la limite être praticien chercheur ou chercheur praticien, c’est-à-dire être beaucoup l’un et un peu l’autre. Un chercheur, qui fait un peu de pratique, pour mieux cerner son objet d’étude, est actuellement bien considéré.
Praticien-chercheur : un trait d’union dérangeant
Mettre un trait d’union, ça change tout : une passerelle d’un millimètre entre deux mondes séparés par un abîme. Il m’a fallu quelques années pour assumer mon appartenance simultanée, pour endosser une identité tierce au sein de laquelle je suis à la fois totalement praticien et totalement chercheur.
Des deux côtés, l’on devient suspect. Les « vrais pratiquants » se disent que c’est une perte de temps et que toutes ces abstractions ne sont pas bien utiles. Pourtant, ces mêmes pratiquants revendiquent la scientificité de certaines recherches pour valoriser leur pratique. Pour nombre de chercheurs, il y a un manque d’objectivité à parler de sa propre expérience. Je pense que c’est en acceptant sa subjectivité, que l’on est le plus objectif.
Praticien-chercheur : démultiplication des compétences
L’expérience m’a montré que la position de praticien-chercheur est davantage qu’une addition d’habiletés. Elle est en fait une démultiplication des compétences. Mon entrée en recherche s’est faite naturellement. Ancré dans la pratique, j’étais cependant insatisfait des réponses simplifiées que l’on me donnait. J’ai par conséquent cherché ailleurs, partout par moi-même. J’ai découvert et rassemblé des mines d’informations auxquelles je n’avais pas réellement accès, il me manquait une méthode, des échanges avec d’autres engagés dans le même processus. Cette démarche nourrit ma pratique, la féconde, la renouvelle, lui donne du souffle.
Dans le monde de la recherche scientifique, j’ai découvert des petits îlots avec des aventuriers qui élaborent des méthodes facilitant la plongée au coeur de l’expérience et la récolte de données à propos des micro-mouvements internes les plus subtils. Pour Natalie Depraz, Francisco Varela, et Pierre Vermersch, le concret n’est pas un support qui vient s’ajouter par après ; il est le chemin même ; il se trouve là où nous sommes. Ce nouveau champ – praticien-chercheur – non délimité, non institutionnalisé offre une liberté immense.
Regards inédits
La recherche m’apporte et apporte à notre École des connaissances et des regards inédits sur nombre de problématiques liées au corps, au geste, aux interactions individu-environnement. Certains textes anciens et hermétiques à propos des arts internes chinois, avec ces éclairages, deviennent limpides.
J’ai réappris la conjugaison : prise de parole en première (le praticien), deuxième (l’enseignant) et troisième personne (le chercheur). Le taijiquan me permet d’expérimenter et de mieux comprendre les concepts de tiers inclus, de positionnement, d’empathie, de distance, de connaissance incorporée : notions fondamentales pour un chercheur en sciences humaines.
Le « diabolique », comme son nom l’indique, divise pour régner. L’une des séparations les plus dommageables est celle du corps et de l’esprit. En réconciliant pratique et théorie, nous oeuvrons à la réunification de l’être humain.
Un être humain réconcilié avec lui-même, peut s’ouvrir et accueillir l’autre, les autres.
Édito revu Espace Taiji n° 94
Crédit photo : Almereca