Le passage à la maîtrise
La maîtrise, dans tous les domaines, m’a toujours fasciné. Fin 2010, j’ai eu la chance de rencontrer Carolyn Carlson. À cette époque, elle dirigeait le Centre Chorégraphique National de Roubaix. Carolyn Carlson a créé en fait plus d’une centaine de chorégraphies, dont un grand nombre constituent des pages majeures de l’histoire de la danse.
Dans le cadre d’une recherche en anthropologie, je m’intéressais aux processus créatifs. Nous échangeons donc sur les pratiques du mouvement et de la calligraphie avant d’aborder la question clef : comment s’opère le passage à la maîtrise ? Dans un premier temps, l’élève copie, imite, s’efface devant la technique. Progressivement, il donne vie aux mouvements, aux caractères. Il les anime, il met sa sensibilité au service du mouvement, du trait. Un jour, finalement, un renversement s’opère, l’élève a trouvé son style, il rayonne, il est capable de créer … il est devenu maître.
Se vider et laisser le mouvement se faire
Qu’est-ce qui caractérise ce passage ? Peut-on par ailleurs le provoquer, le favoriser, le comprendre, le reconnaître ? Se réalise-t-il de manière progressive ou au contraire de façon subite ? Existe-t-il une maîtrise surplombante et absolue ou diverses maîtrises ?
Que fait Carolyn pour incarner l’esprit dans son mouvement ? Elle se vide et devient la danse. N’est-ce pas là ce que nous expérimentons, à un moment donné dans notre progression en tai chi chuan lorsque nous ne faisons plus le mouvement, mais que le mouvement se fait à travers nous ?
Le tai chi chuan est plus précisément une éducation à un autre mode de perception et d’action. Après l’apprentissage technique, l’élève étudie ensuite diverses formes et différents styles. Ceux-ci l’aident à trouver son propre mouvement, initié à partir du centre et s’agençant dans les différentes directions de l’espace.
Franchir un seuil
Dans cet art de vie, la maîtrise du mouvement n’est qu’un moyen d’acquérir une meilleure maîtrise de soi. Les corrections du maître visent à dissoudre les nœuds et à éveiller aux flux d’énergies subtiles. Faire et refaire les mêmes gestes jusqu’à l’exténuation pour briser les résistances et reproduire la forme intérieure. On ne devient pas maître en singeant le maître. La forme à imiter est le principe lui-même.
Le maître met en place les conditions favorables à la maturation de son élève. En aucun cas, il ne force les progrès. Comment s’opère le passage de l’effectuation de mouvements corrects à une gestuelle habitée ? Lorsque l’élève a trouvé l’inspiration, le geste acquiert une épaisseur pneumatique. Lorsqu’il atteint l’oubli de l’oubli, l’esprit habite le geste. Après une accumulation de connaissances techniques correspondant à un progrès quantitatif a lieu un saut qualitatif. Ce passage reste mystérieux. Personne ne peut déterminer l’instant où les indications du maître rencontrent l’élève. Le maître aide à franchir un seuil. Il est un initiateur à une autre réalité.
Devenir vrai
Dans tout art, il semble que la seule façon d’acquérir un style authentique est de devenir soi-même vrai. Un style authentique contient une forme d’éthique, il nous incite à réaliser en nous-même une forme de vie supérieure. À partir d’un certain degré de maîtrise, nous voyons ce que nous faisons sans interrompre notre action. Cette distanciation s’accompagne d’une joie particulière. Nous dansons, la vie danse en nous.
Le passage à la maîtrise se caractérise par la complexité des déterminations subtiles et ténues qu’il met en œuvre. Le maître ne peut pas tout expliquer rationnellement. Il ne peut certainement pas fixer le calendrier de ce moment fugace et indéfini. Cependant, il « voit venir ». Ce moment ne peut pas être forcé, provoqué. Le rôle des maîtres se limite à mettre en place les conditions qui favorisent l’éveil de leurs élèves. Il s’agit principalement d’un travail de soustraction : réduire les obstacles, défaire les nœuds, enlever ce qui est de trop.
Édito revu Espace Taiji n° 79
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Crédit photo : Almereca