Dans Le somaphore (Sils Maria, 2003) Bernard Andrieu nous montre que le corps n’est plus seulement l’objet culturel du sujet. Il est aussi la matière identitaire d’un soi mobile et vivant. La réflexion du philosophe, spécialiste du corps, est fondamentale. En effet, la biotechnologie transforme le rapport du sujet à la nature. Elle fait de son corps un résultat environnemental. J’ai eu le privilège d’avoir quelques collaborations avec Bernard Andrieu. Celui-ci nous a offert un bel article pour le n° 100 de notre revue Espace Taiji.
Le corps vivant
Le corps vivant doit-il rester naturel et intégral ? La modification intentionnelle du corps humain a toujours été une source de progrès (…) p. 4.
L’autotransformation de l’espèce reposerait sur la disparition de la limite conceptuelle et de la frontière entre prévention et amélioration p. 5.
Le corps humain n’est plus biologique. L’a-t-il été ? (..) L’illusion réductionniste est devenue le moyen d’une représentation d’un corps-objet et produit le pouvoir de définir tout corps comme un organisme génétiquement modifiable. (…) Pourtant cette mise en culture du corps est le résultat d’une idéologie biotechnologique. Le culte et l’entretien du corps dans la civilisation du loisir de la libération de soi ne suffisent plus (…) p. 7.
L’idéologie du corps parfait au nom du mieux-être porte désormais sur la définition même des normes existentielles (…) p. 9
La différence entre la machine et le corps n’a plus de sens. (…). Le somaphore biosubjectif n’est plus seulement un sémaphore (…) p. 11
Le somaphore correspond à l’identité désirée par le sujet (…). Le sujet fait de son corps sa propre matière p. 12.
Les réductionnistes dans les sciences de la vie
(…) le réductionnisme méthodologique prend le modèle pour le réel et réduit toute réalité à ce modèle p.23.
La tentation est grande, lors de la diffusion des résultats de la science hors de leur champ, de proposer comme un modèle universel les vérités particulières établies par l’expérience p. 24.
Car devenue science cognitive, les neurosciences dépassent la simple simulation pour proposer des conclusions générales sur l’esprit en l’assimilant à celui du cerveau p. 25
Jamais l’entreprise de dividuation du corps humain n’aura été si intense puisqu’aucune individualité ne pourrait plus résister (…). Les sciences, elles-mêmes, s’approprient tous les domaines, jusque-là réservés à la philosophie, à la psychologie, la sociologie et l’anthropologie p. 41.
(…) la philosophie des sciences présuppose combien toute science est un système de représentation d’expériences elles-mêmes produites par un raisonnement méthodologique et l’état des techniques pp. 41-42.
Les sciences du corps humain
L’entretien de son capital santé développe une économie égologique par laquelle chacun croit évaluer ses besoins en les confondant avec ses désirs (…) Chacun utilise son corps comme un objet, l’objet de son désir, un objet à désirer. (…) Le corps est devenu objet de culte pp. 82-83.
Mais l’intérêt économique utilise plutôt la santé parfaite comme un alibi pour aller au-devant et au-delà des désirs légitimes des corps malades p. 85.
Le principe d’une sélection humaine remplace peu à peu la sélection naturelle. L’épuration génétique pourrait prendre le relais de l’épuration ethnique p. 95.
Les sciences sont dynamiques, tant dans leur méthodes que dans leurs résultats, car leur objet est le mouvement même de la matière. (…) Reste à la pensée humaine de construire avec les sciences une philosophie de la matière vivante p. 146.
Médecin de soi-même
La question de la vérité de soi-même continuera à constituer le malheur principal de l’homme, un malheur que l’on ne guérit pas sans être son propre médecin p. 153.
Ces techniques de soi (…) permettent à des individus d’effectuer, par eux-mêmes, un certain nombre d’opérations sur leur corps, leur âme, leur pensées et leurs conduites (…) un « gouvernement de soi par soi » p. 162.
La chair du corps médecin est donc le résultat des incorporations successives de toutes les informations fournies par les sensations. Elle est une synthèse personnelle des interactions avec le monde. (…) cette synthèse (…) ne cesse de se renouveler p.183.
La relation au corps doit être intensifiée pour guérir p. 184.
Le rétablissement de la relation de soi à soi produit une nouvelle définition du sujet. (…) s’emparer de l’impulsion donnée (…) une pulsion forte comme la vie (…) Tout ce que nous avons à faire, c’est (…) laisser faire (…) la culture contemporaine viendrait constituer un obstacle à l’auto-guérison du corps p. 186.
Qu’il s’agisse des psychothérapies, des médecines parallèles ou des guérissons psychiques, le corps médecin sert de référence commune pour agir sur une identité cachée. (…) Le corps médecin relie la nature, nos relations avec les autres et l’inconscient au sein d’une représentation réelle du monde. (…) Faute d’une refondation des principes même de la médecine occidentale, le corps médecin sera cantonné dans l’exception qui confirme la règle clinique p. 190.