Expérimenter : le tai chi chuan permet d’éprouver dans sa chair nombre de concepts en rapport avec l’écologie.
Relier ce qui a été séparé
Le débutant en tai chi chuan est surpris, déconcerté. En effet, tout y est tellement différent des modes de penser et d’agir en vogue. À l’heure du culte de l’urgence, on lui propose de prendre son temps. Au moment où chaque expert s’intéresse à une fonction particulière de l’individu, la boxe du grand ultime implique l’ensemble de la personne.
Dans cette période d’individualisme forcené et de guerre totale, son professeur de tai chi l’encourage à se soucier et à prendre soin de lui-même, des autres et de l’environnement. En cette ère d’hyperspécialisation, le mot d’ordre de cet art de vie est de relier ce qui a été séparé :
- le corps et l’esprit,
- la théorie et la pratique,
- les sciences et les traditions,
- la nature et la culture,
- l’être humain et l’environnement.
Expérimenter le lien
Le tai chi chuan permet d’expérimenter les dires de certaines approches de l’anthropologie. L’être humain ne vit pas à l’intérieur de son corps, ses traces s’impriment sur le sol. Son souffle se mêle à l’atmosphère. Pour Tim Ingold, l’environnement n’est plus ce qui nous entoure, mais une zone d’interpénétration. Dans cette zone, nos vies et celles des autres s’entremêlent en un ensemble homogène.
Les mouvements du tai chi chuan nous invitent à projeter notre esprit. Celui-ci n’est pas emprisonné dans notre boîte crânienne comme certains le croient et le crient. Le pratiquant se projette dans un mouvement d’expansion dans l’environnement. Il s’amplifie le long de multiples trajectoires sensorielles afin de tisser le monde.
Des nouveaux taoïstes
Je rejoins Tim Ingold lorsqu’il soutient que les artisans sont des vagabonds, des voyageurs. Leurs compétences reposent sur leur capacité à entrer dans le flux du devenir du monde. Ils parviennent à suivre son cours en l’infléchissant selon les buts qu’ils poursuivent. L’expérience de l’artisan contemporain fait ainsi écho à celle du sage taoïste. Tous deux, en effet, entrent d’abord en contact avec leur nature profonde. Ensuite, ils dialoguent avec leur environnement afin de s’accorder avec lui.
Je me reconnais bien dans le rôle joué par les anthropologues au sein des sciences sociales. Selon Tim Ingold, ils en constituent le groupe le plus gênant : les bouffons, les idiots. Ils se glissent furtivement dans les fondations du pouvoir et en sapent progressivement les prétentions. Ne seraient-ils pas les taoïstes de l’Académisme contemporain ?
Édito revu Espace Taiji n° 92 (suite)
Crédit photo : Almereca