Nos formes sont nos textes
J’ai souvent comparé nos 5 exercices et 8 techniques à une grammaire et un vocabulaire de base. Les formes seraient alors les textes légués par la tradition. Pour s’animer, textes et formes ont par conséquent besoin d’être activés. Chacun va ainsi les faire vivre en fonction de ce qu’il est, de ses horizons d’attente. Dans les deux cas, l’expérience naît des interactions entre le dispositif (texte, forme) et la disposition (attitude du récepteur/acteur).
Textes et formes peuvent être « pratiqués » superficiellement ou de manière approfondie. L’expert les travaille en se laissant travailler par eux. La disposition est un facteur déterminant dans la réussite de l’expérience.
Tous les dispositifs (textes, formes) ne sont pas égaux. Certains nous laissent indifférents. Ils nous maintiennent à ras de terre alors que d’autres nous bouleversent et nous transportent.
Clefs de lecture
Quelle frustration d’être dans les meilleures dispositions devant l’un des plus grands textes de la littérature et de réaliser qu’il nous est inaccessible parce nous ne possédons pas les clefs de lecture ! Pareillement, le style Sun de taijiquan, le plus subtil et le plus couvert d’éloges, est le moins pratiqué : pourquoi ? Parce qu’en taijiquan, comme en littérature, les grandes oeuvres ont besoin d’entremetteurs capables d’en faciliter l’accès.
Depuis près de 30 ans, notre École de taijiquan travaille à une amélioration constante de ses dispositifs. Elle entretient un contexte favorisant les dispositions. Ses entremetteurs sont en formation-recherche continue.
Dispositifs
De nombreux voyages à la source m’ont permis de découvrir l’ampleur du continent taijiquan. J’ai progressivement exploré ses différentes facettes (travail du souffle, mains collantes, applications) dans divers styles (Yang, Chen, Sun, Wu, Wuhao). Je suis ainsi revenu maintes fois sur les mêmes matières en déclinant les mêmes étapes. Dégrossir, polir, incorporer. Récemment, j’ai créé une forme de 10 postures. Je l’ai fait dans chacun des cinq styles majeurs. C’est une manière de faciliter la transition entre les exercices fondamentaux et les formes complexes.
Dispositions
Un patient travail d’archéologie au niveau des documents et des pratiques m’a permis de mettre en évidence diverses strates contenant les éléments actifs du taijiquan. Les techniques d’ancrage, d’assimilation et de projection de la lutte chinoise constituent la base. J’ai identifié le savoir-faire du Tongbeiquan pour détendre les bras et émettre la force qui traverse le dos de manière douce. Les exercices pour nourrir le souffle du taoïsme ainsi que les procédés de sublimation de l’alchimie intérieure se retrouvent. Les méthodes d’envol (expériences optimales) du chamanisme sont également présentes. La reformulation de ces principes actifs par le biais de mes recherches transdisciplinaires couplée au mode de fonctionnement de nos groupes – convivialité, souci de l’autre, respect des différences, éthique en actes – génèrent un climat favorable à l’émergence d’une ouverture intérieure et d’un lâcher prise.
Entremetteurs
Nos trois niveaux d’enseignants correspondent aux trois étapes conduisant à la maîtrise : acquisition des fondements techniques (initiateurs), études des oeuvres (instructeurs), émergence de la personnalité profonde (professeurs). Nos professeurs sont des passeurs. Ils transmettent une trame universelle avec leur « style » unique. Leur objectif est de guider les pratiquants vers eux-mêmes à la découverte de leur propre génie.
Mes master classes s’adressent aux maîtres accomplis comme aux maîtres en puissance (en devenir). En effet, mon expérience m’a montré que la maîtrise n’est pas un aboutissement, elle comporte plusieurs degrés. Nous y étudions et approfondissons les dispositifs, nous expérimentons les contextes favorisant l’éclosion des dispositions. Nous inculquons des méthodes pédagogiques. Nous éveillons à l’art de la transmission et pour ceux qui sont prêts à franchir des seuils – en affrontant les gardiens – nous les aidons à accoucher de l’entremetteur qu’ils sont.
Édito Espace taiji n° 101 revu
Crédit photo : Almereca