Penser les impensés
Dans le monde du tai chi chuan, les termes de « tradition », « maître » et « énergie » témoignent du sérieux et de l’authenticité de la démarche. Servis à toutes les sauces, ces termes sont rarement questionnés. Afin d’éviter le dogmatisme, nous devons avoir le courage de penser les impensés, de remettre en question nos notions les plus fondamentales.
Le métissage est la règle
Les recherches récentes sur la mémoire montrent que celle-ci est davantage une recomposition, une reconstruction qu’une restitution. Il en est de même pour les cultures et traditions. Il n’existe ni culture « pure », ni tradition « originelle ». Toutes sont à des degrés divers des « mixtes ». Le métissage n’est pas l’exception, mais la règle.
Le discours de la continuité au travers de généalogies aussi fantaisistes qu’inventées apparaît comme une compensation dans des moments de crise. Dans la plupart des cas, l’origine ancestrale et la stabilité de contenu attribuées aux traditions ne résistent pas à l’analyse. Les travaux d’Eric Hobsbawm et de Terence Ranger montrent que nombre de traditions prétendument anciennes ont été inventées récemment.
La tradition comme source de légitimité
Le mot tradition ne commence d’ailleurs à se répandre qu’au début du 19ème siècle avec le courant romantique. Depuis quelques décennies, le désenchantement de la modernité a stimulé diverses entreprises idéologiques ou savantes de réhabilitation de la tradition.
Nous ne pouvons pourtant pas ignorer la part d’illusion entretenue à des fins symboliques ou normatives. Nous ne pouvons passer sous silence le recours à la tradition comme source de légitimité et lieu d’autorité décidant de ce qui est essentiel et universel.
Les sociétés les plus traditionnelles ne font, par contre, aucune place au concept de tradition. Elles font par coutume sans penser, sans culte exagéré du passé fondateur. Elles font sans être travaillées par le scrupule de la conservation, sans souci de s’exporter ou de convertir. Lorsque nous faisons une étude des origines, nous trouvons un morcellement des témoignages, un pluralisme des interprétations. Les écarts, les déformations, les divergences des représentants contemporains font écho aux incertitudes et hésitations des fondateurs.
Fragments du passé pour une pratique présente
Je pense que nous ne pouvons réellement avancer dans une voie de connaissance de soi qu’en cultivant l’intégrité et la lucidité. Comment peut-on prétendre à l’éveil en se réfugiant dans le mensonge, en entretenant ses phantasmes ? Comment peut-on revendiquer la légitimité du traditionnel alors que l’on se livre à un simulacre de tradition à des fins idéologiques, identitaire et/ou commerciales ?
Abandonner nos illusions ne doit pas nous faire basculer dans la désillusion. Nous avons hérité de nombre de fragments de pratique du passé. Ceux-ci peuvent nous éclairer dans nos questionnements, nous aider dans notre quête de nous-mêmes. Pour moi, le tai chi chuan est surtout une pratique présente. Celle-ci me permet de choisir ce qui me détermine. Elle m’aide à mieux m’orienter et contribue à co-construire ma réalité.
Un maître exceptionnel
Mon Maître Men Hui Feng ne s’est jamais installé dans un système achevé. Il ne s’est jamais appuyé sur le passé pour assurer sa légitimité. Il a acquis sa maîtrise par un labeur acharné et par une remise en question permanente.
Il n’a eu de cesse de faire vivre la tradition du tai chi chuan en étant l’un des ponts entre deux modes de pratique (transmission au sein des familles et enseignement universitaire), en codifiant de nombreuses formes, en élaborant une grammaire et un vocabulaire de base pour les différents styles de tai chi chuan (wu gong et ba fa), en étant l’un des principaux architectes du système des grades chinois (duan) et en créant le style Dongyue présenté au sommet du mont Tai le 1er janvier 2000 (une manière de faire entrer ce patrimoine culturel dans le troisième millénaire). Nous pensons que c’est ce qui fait de lui un maître exceptionnel.
Édito revu Espace Taiji n° 82